La dernière fois que je me suis rendu à un concert dans les alentours de Valencia c'était à l'occasion du festival de Benicassim en plein été: tout n'était que poussière, transpiration et plaisirs hédonistes. Un immense bain de culture nauséabond où la musique faisait figure d'alibi pour se dévergonder et frimer sous le soleil de la Côte Dorée. Un véritable musée des horreurs une fois la nuit tombée. Rien à voir avec mon arrivée en voiture dans un centre-ville propret et désert en cette douce soirée de décembre. J'aperçois enfin un petit attroupement et un semblant d'effervescence en passant devant le Wah Wah, local à l'aspect sympathique.
À peine garé et de retour vers l'entrée du club, je tombe sur les deux frères Kirkwood en train de se faire photographier par des fans sur le trottoir. Tous deux affichent un sourire affable et une évidente décontraction. Pas de poses forcées ou de maniérismes rock n'roll mais une attitude discrète qui colle tout à fait avec l'idée qu'on peut se faire d'un groupe revenu de tout et entamant placidement sa quatrième décennie. "Oh putain" me dis-je, tout juste sorti de mes rêveries, "c'est eux". Curt, grand et corpulent tel qu'on l'a toujours vu dans les photos. Cris, plus frêle et visiblement abimé par ses nombreuses batailles.
Le Wah Wah Club est petit mais bien foutu, et surtout il s'en dégage ce charme indéfinissable qui n'appartient qu'aux salles ayant vécu par et pour la musique. On n'y vient pas pour se montrer et l'ambiance y est chaleureuse. En plus, ils passent les Ramones et les New York Dolls. L'endroit me met tout de suite à l'aise après plus de trois heures de route en solitaire et j'hésite à me poser au bar avec une bière, mais non, autant se contenter de prendre place devant la scène: le groupe local Benutizer s'est retiré quelques minutes plus tôt et tout est déjà prêt pour les Puppets. À peine le temps de compter l'assistance, une petite centaine de personnes, et le concert démarre.
Les quatre coups de tom basse annonçant "Lake Of Fire" et sa célèbre intro, jouée toutes guitares dehors à un volume qui défrise, mettent immédiatement les choses au clair. Ça va être bon, très bon même. Le son du groupe est fabuleux, à la fois crade, puissant et mélodique, loin de ce qu'on pourrait imaginer en écoutant les disques éternellement sous-produits des Meat Puppets. En moins de deux minutes la légende de ces pionniers prend toute sa signification et c'est un pan entier de l'histoire du rock alternatif américain qui nous tombe dessus. On comprend sans effort ce qui a tellement plu à Kurt Cobain, Stephen Malkmus, JMascis ou Beck et influencé des légions d'admirateurs.
Les Meat Puppets ont plus d'une corde à leur arc: le punk hardcore des débuts fut vite supplanté dès leur classique deuxième album par un rock psychédélique et ses variantes country, puis pop, puis reggae, puis métal, et en avant vers des territoires plus classic-rock à la Neil Young. Ce pot-pourri de styles est bien représenté dans le concert de ce soir, le premier de l'histoire du groupe en Espagne. Il fut un temps où les frères Kirkwood se plaisaient à aliéner leur public en changeant de genre musical en permanence, poussant même la provocation jusqu'à chanter délibérément faux. Ce soir ils se montrent plus conciliants et se fendent d'un set très plaisant et bien travaillé en forme de "greatest hits". De toute façon, ça fait belle lurette qu'ils ne tentent plus de prendre les gens à contrepied: aujourd'hui, ceux qui se déplacent pour les voir ont très bien compris leur démarche et connaissent l'excentricité des Kirkwood. D'autant plus qu'ils sont dans une forme olympique et visiblement ravis d'être là.
Cris Kirkwood |
Si Cris m'avait semblé chétif et fatigué dans la rue, son aplomb sur scène change entièrement la perception du personnage. C'est un véritable animal que l'on retrouve à la basse, précis, instinctif, soignant ses interventions au chant et jouant avec un indéniable panache. Tout comme Shandon Sahm d'ailleurs, dont la monumentale prestation à la batterie façon Muppet Show donne des ailes au groupe. Un troisième Kirkwood complète le line-up à la guitare rythmique, le jeune et souriant Elmo qui n'est autre que le fils de Curt.
Curt qui s'impose bien entendu comme le maître de cérémonie de la soirée. Excellent guitariste, chanteur parfois approximatif mais plein d'esprit, le songwriter s'amuse à revisiter son répertoire en retravaillant habilement la structure des chansons. Le concert est ainsi émaillé de jams imprévisibles et jubilatoires, comme cette coda rock psyché qui envoie "Lake Of Fire" dans la stratosphère. Pas le temps de souffler puisque "Up On The Sun" et l'instrumental "I'm a Mindless Idiot" ne tardent pas à suivre, joués avec spontanéité par un groupe compact qui n'oublie jamais de swinguer quelque soit le tempo ou le genre abordé, folk hybride, country-rock, punk psychédélique ou autres mariages dont Curt a le secret. Quelques ballades folk délivrées avec pudeur nous rappellent également qu'il y a toujours eu un versant plus sensible chez les Meat Puppets, dont la musicalité est bien plus fine que leur image peu sophistiquée ne suggère. On connaissait leur talent inné pour torcher des chansons originales et souvent pleines d'humour, mais ce soir on se rend compte avec un certain bonheur que leur musique est un authentique régal en concert.
La très culte période 80's des Meat Puppets sur le label SST constitue le noyau dur de la soirée et les trois chansons reprises lors du fameux unplugged de Nirvana en présence des Kirkwood ne manquent évidemment pas à l'appel. L'album de 1984 dont elles sont tirées reçoit les faveurs du groupe, ainsi que son successeur "Up On The Sun" de 1985. On a aussi droit à une poignée de morceaux datant des années 90 (le rock plus lourd et direct de "Sam" et "Open Wide", de l'album "Forbidden Places"), et à de rares incursions dans le répertoire récent des arizoniens, qui ne semblent pas très préoccupés par la promotion de "Lollipop", sorti l'an dernier, ni décidés à tester les chansons d'un nouvel album prévu pour Mars 2013. Une belle reprise d'un standard country ("Wasted Days And Wasted Nights"), joué avec un classicisme respectueux, donne un contrepoint intéressant à la folk plus déjantée de titres comme "Comin' Down", tiré de l'album à succès "Too High Too Die" de 1994. C'est le tube grunge "Backwater" du même disque qui conclut le concert dans un déluge final de rock n'roll haut de gamme. Curt dévisage le public et éclate d'un rire mi-sadique mi-complice en nous gratifiant d'un ultime assaut assourdissant à la guitare.
C'est déjà fini. Dire que l'on ressort comblé et euphorique du Wah Wah ne résume pas tout à fait l'expérience. On vient de redécouvrir un groupe que l'on pensait pourtant connaître par coeur, et il y a fort à parier que les quelques dizaines de fans réunis pour l'occasion viennent tous de vivre une mini-épiphanie.
Je félicite Elmo, croisé quelques instants après la fin du concert, puis m'attarde un peu devant le club pour fumer une cigarette et prendre une photo souvenir de l'entrée, téléphone en main. Juste à côté de moi Cris est en train de signer un autographe au marker sur le blouson d'un mec tandis que Curt allume une clope en discutant: "Il y avait tous ces mecs avec leur téléphone portable" dit-il, l'air amusé. Je range mon portable en espérant qu'il ne m'ait pas vu. Trop tard.
C'est l'heure de reprendre la route, trois heures de plus en sens inverse durant lesquelles je me débrouille pour éviter tout programme musical à la radio, encore agréablement assourdi par la brillance des Meat Puppets. C'est Noël avant l'heure.
Amplified: Meat Puppets pt. 1 from Amplified on Vimeo.
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